CONCLUSION
À vivre en contact permanent avec les fragments, humbles
ou magnifiques, sortis du sol, on se rend compte de tout ce que la
connaissance de la céramique peut y gagner. Je n'étonnerai guère
que ceux qui n'ont jamais fait des fouilles en disant qu'il se dégage
du terrain de recherches une ambiance qui peu à peu impose
des convictions. On s'aperçoit que cetté atmosphère, pour subtile
qu'elle soit, donne beaucoup plus l'intuition de la vérité que celle
des musées. Cette dernière est arbitraire, trop imprégnée;
d'éléments étrangers aux vases pour ne pas être fausse. Sur
le terrain, on ne choisit pas: on est dirigé par cette vie qui sort
de terre. Ces conditions accroissent la portée des observations; elles
rendent plus aigu le sentiment de l'interdépendance des styles qui
est à la base des réflexions que je vais résumer maintenant.
En étudiant la céramique d'Histria on s'aperçoit d'abord que
l'on a devant soi plus qu'un groupe de vases: c'est un monde, avec
son développement et ses lois propres, qui se suffit à luimême
et n'aurait pas été sensiblement modifié si les autres grandes fabriques
céramiques n'avaient pas existé. Ici la céramique attique fait l'effet
d'un épisode sans importance, d'un hors d'œuvre de choix, qui
ne marque pas la vie profonde du groupe. On le voit continuer ses
traditions comme s'il n'avait pas frôlé la plus belle céramique que
le siècle de Phidias ait produite et, ne renouvelant que les
formes et les décors, reprendre invariablement les mêmes techniques
jusqu'à la fin de sa longue histoire.
Cette conviction est le résultat d'observations que l'on peut
résumer ainsi:
1.
Quelles que soient les différences de coloris, parfois assez marquées, les argiles ont entre elles des
points communs: le fait qu'elles sont micacées et l'existence de particules
grises, d'un gris bleuté, plus ou moins nombreuses, mais que l'on
trouve d'une manière constante. Si, comme lorsqu'il s'agit
des argiles blanches tout à fait grises ces deux
caractéristiques manquent, il reste encore la finesse de la
pâte argileuse et un rapport difficile
à définir, mais certain entre la surface et l'argile.
2.
La surface du vase est toujours très soignée. Elle est revêtue
d'un engobe ou d'une couverte (cf. Appendice XII). Lorsqu'il
existe un engobe, le problème est simple. Quand il s'agit d'une
couverte faite d'une couche d'argile plus épurée, la surfacé donne
souvent l'impression de posséder un grain d'une finesse extrême
et acquiert une sorte d'onctuosité que l'on ne rencontre pas ailleurs
et qui décèle pendant longtemps (même jusqu'à
l'époque chrétienne) la main du potier de la Grèce Orientale.
3.
La matière du décor est également particulière, soit qu'il
s'agisse d'une peinture mate ou d'un vernis. La couleur mate - si tant est que la matité du décor ne soit
pas due à un séjour prolongé dans la terre, - rouge ou noire,
n'est guère employée que sur les grandes amphores, soit pour
le décor proprement dit, soit pour les marques. Le décor lustré est
la règle. La couleur noire est en minorité à Histria.
Là où elle existe, il est rare que le noir soit pur.
C'est une belle matière épaisse et très lustrée, qui
n'a rien à envier au noir des Attiques. Mais en général
le ton est a brun marron. Je crois que cette teinte, si elle n'était
pas voulue - ce qui reste douteux -, était du moins jugée convenable
car le ton était chaud et, avec le fond ivoire de l’engobe et le rouge
de retouche, il formait un ensemble très agréable à
l'œil. Mais l'emploi de la couleur rouge est plus courant et
l'on peut dire qu'il est la grande caractéristique de ces fabriques.
Car la prédilection pour le gai contraste entre le rouge et le blanc
est constant dans toute cette céramique.
4.
Il faut remarquer également la maîtrise avec laquelle le potier obtient
à volonté les tons rouges. Car, s'il existe quelques - nuances
qui ne semblant pas être le rougè habituel, la majorité
provient de la transformation du noir. J'ai constaté souvent ce ton
rouge et spécialement une certaine couleur grenat sur beaucoup de
fragments où l'argile est d'un ton rouge brique et le mica
jaune. Et je me demande s'il n'y a pas de rapports entre la nature
de l'argile et la manière dont le noir se transforme. En constatant
cette perfection technique on se rend compte que, si les ateliers
grecs orientaux n'ont p as imité le style attique, c'est qu'ils ne
l'ont pas voulu.
Si les observations faites au cours des fouilles d'Histria
témoignent d'une unité foncière du monde céramique grec oriental,
elles donnent lieu également, à l'intérieur de ce groupe et
pour la période archaïque, à quelques autres constatations.
La première question qui se pose est de savoir si -
dans cette colonie milésienne, purement grecque
orientale et où, jusqu'en 560 environ, ne se fait sentir
aucune influence étrangère l'idée de l'existence d'une céramique
originaire de Milet même se dégage plus sûre ou plus douteuse.
Il va sans dire que nous essaierons autant que possible d'éviter
la faute banale qui consiste à attribuer à une métropole
les fabriques inconnues trouvées dans ses colonies. Réduisons d'abord
le problème à la masse sans patrie bien définie, désignée
sous le nom de céramique ionienne.
En procédant par élimination et en laissant de côté les fabriques
moins caractérisées et qui peuvent être répandues par tout
dans le monde antique, il ne reste de vraiment caractéristique à
Histria que la série des grandes amphores avec et sans engobe (types
A et B). Le fait qu'on a également trouvé ces grands récipients à
Théra, à Naucratis, à Daphné, ne diminue pas, mais au
contraire multiplie leurs chances d'être milésiennes; surtout
lorsqu'on tient compte du grand nombre de vestiges qu'elles ont laissés
à Histria. Je crois que l'on peut dire, avec une certaine assurarce
qu'elles ont été fabriquées à Milet et qu'elles sont le type
des grandes amphores qu'employait la ville pour son commerce dans
la seconde moitié du VIIe et au début du VIe siècles avant
notre ère.
À cela se borne notre certitude. Mais un certain nombre
de probabilités nous incitent à considérer comme provenant
de la même région les vases-couronnes - qui, nous l'avons vu,
n'existent pas sous cette forme à Rhodes - et une partie des
fabriques de la poterie courante ionienne. En ce qui concerne ces
dernières catégories nous avons remarqué (p.156) que quelquesunes
d'entre elles ne sont que la forme simple de séries qui utilisent
également un décor plus complet. L'idée qu'une grande cité commerçante
aurait favorisé le développement de cette édition céramique ordinaire
et à bon marché paraît plausible. D'ailleurs entre la poterie
ionienne ordinaire et les grands styles connus il n'y a probablement
pas de fossé. La masse doit se répartir entre les grandes fabriques
auxquelles une technique semblable les relie. De même que le
groupe d'oenochoés à décor simple, dont j'ai parlé plus haut
(p. 156), nous conduit aux oenochoés à protomés d'animaux,
de même chaque série de vases à décor simple doit nous
amener vers sa forme riche. On peut également remarquer que l'abondance
des coupes ioniennes décorées de bandes dans le temple de l'Apollon
des Milésiens à Naucratis et dans les sanctuaires d'Histria
est une présomption en faveur de leur origine milésienne plutôt que
rhodienne. Nous devons mettre en liaison avec Milet, le motif décoratif
en forme de huit répétés (fig. 243) qui se retrouve sur un
fragment de Milet (fig. 341, n° 10). Ceci me paraît être plus
qu'une coincidence. La technique du fragment par la qualité de l'engobe,
un peu verdâtre, rappelle celle du style de Fikellura. Mais ce motif
ne se rencontre pas dans ce style.
En revanche, il est très proche d'un décor que l'on
trouve à la fois à Éphèse et à Milet (fig.
341, n° 9). I1 semble donc être chez lui dans la région de ces
deux villes et la fabrique est probablement originaire de cette contrée. D'autre
part, quelle est la position de Milet par rapport au style à
décor de bouquetins et de fleurs de lotus que l'on a appelé jusqu'à
présent «style de Camiros» ? Remarquons tout d'abord que ce style
est une sorte de langage artistique parlé par presque, tout le monde
grec oriental. Les uns utilisent le langage pur, les autres un parler
un peu patoisant, et tous emploient des provincialismes. Son aire
d'extension reste encore à déterminer avec précision. Elle
me semble correspondre dans l'ensemble à celle de l'argile
rose et grise elle-même. Les archéologues s'accordent à
placer l'origine de ce style dans une région assez vaste comprenant
notamment Milet et Rhodes ; autrement dit ils croient à l'existence
d'une koiné avec plusieurs lieux d'origine: Cette hypothèse
tient compte de la diversité des fabriques. C'est aussi la raison
pour laquelle, comme nous l'avons vu (p. 234), A. Rumpf vient de diviser
l'ensemble du style en deux grands groupes et constate d'un groupe
à l'autre neuf subdivisions. On peut probablement en établir
d'autres. J'ai montré quelle diversité d'aspects on trouve rien que
dans les seuls fragments d'Histria: fabriques préférant un décor d'un
ton grenat, fragments à engobe un peu verdâtre et à
motifs particuliers qui nous orientent vers Milet; la couvercle de
dinos (fig. 220) offre une bande de séparation où se rencontrent
les motifs carrés non camiréens qui rappellent les préférences des
ateliers d'Éphèse, de Fikellura ou de Naucratis. Il est aussi
différent d'un second couvercle de dinos trouvé au même endroit
(fig. 21 î) que peuvent l'être deux vases de même style.
Ce dernier, employant un décor uniformément rouge sur un engobe poli
comme de l'ivoire, est d'un dessin délicat et précis, un peu miniaturiste.
L'autre, dont le décor est d'un noir brun sur un engobe fragile et
d'un ton blanc légèrement bleuté, est orné de figures en plein
mouvement, tracées avec une aisance un peu nonchalante. I1 est évident
que l'un des deux couvercles est de fabrication milésienne. Mais lequel
? I1 est bien malaisé de le dire.
Nous avons vu (p. 316) quelles fortes présomptions nous incitent
à placer l'origine du style de Fikellura dans la région de
Milet. Un raisonnement analogue peut nous conduire à quelques
précisions sur l'origine du style de Naucratis. Ce style a, dans le
choix des motifs qui séparent les zones, les mêmes prédilections
que celui de Fikellura pour les carrés, les méandres, l'oblique
[1]
. C'est dire qu'il est lui-aussi influencé par l'art
géométrique d'Asie Mineure, donc en contact avec lui.
On a déjà remarqué
[2]
combien le second style de Naucratis est influencé
par celui de Clazomènes. Mais cette influence est sensible
également sur le premier style. D'indéniables affinités rapp rochent
les personnages du style de Naucratis de ceux de Clazomènes:
un même sens du gai coloris, une même joie de vivre, un
même sentiment déIicat de la beauté humaine
[3]
. En étudiant plus haut (p. 299)
la fabrique de Naucratis nous étions arrivés à la conviction
qu'elle n'avait pu être originaire que d'une ville en rapport
avec la Lydie ayant subi très tôt l'influence de Corinthe.
Ces conditions sont précisément remplies par Clazomènes. De
plus, comme nous l'avons vu, les affinités de style sont évidentes
entre Clazomènes et Naucratis. Doit-on en conlure que le style
de Naucratis est d'origine clazoménienne a La plus forte objection
vient de ce qu'il existe déjà un style attribué à Clazomènes,
et l'on ne voit pas bien comment une même ville pourrait produire
deux styles, même de technique analogue. I1 y a peut-être
une solution. Rappelons d'abord le nombre restreint des vases et l'homogénéité
de la fabrication qui indiquent un seul lieu d'origine. En admettant
d'ailleurs que ce lieu soit Naucratis, le problème de l'origine
n'est pas résolu. On est obligé de se demander de quelle partie de
l' Ionie venaient les Grecs qui fabriquaient ces vases à Naucratis
a De plus, on suppose avec raison que ces vases ont été faits pour
les sanctuaires - il est d'ailleurs évident qu'ils sont parfaitement
impropres à l'usage. Nous avons toutes les raisons de supposer
qu'une fabrique s'est spécialisée dans la production des vases de
luxe faits dans l'intention d'être offerts aux dieux. Serait-il
impossible que cette fabrique fût originaire de Clazomènes
ou, si l'on prèfère, située assez près de Clazomènes
pour être influencée par cette dernière. Une succursale
de cette fabrique aurait été établie à Naucratis, et ce serait
une explication du fait déjà signalé que la fabrique dite de
Naucratis reprend vigueur après la réorganisation de la ville
de Naucratis en 570
[4]
.
J'ajouterai que le style de Naucratis est également en liaison
avec les bols ioniens pour le principe du décor. En plus du contraste
voulu entre l'extérieur clair et l'intérieur noir, on constate pour
l'intérieur le même choix de couleurs de retouche. Le calice
naucratite emploie le rouge et le blanc pour les fleurs de lotus,
le bol ionien catégorie plus ordinaire l'emploie en bandes polychromes.
mais c'est en somme la même conception du décor. Ajoutons encore
que les bols emploient un décor géométrique qui est, par le choix
des motifs employés, identique au style géométrique d'Asie Mineure
[5]
(emploi fréquent des losanges comme dans le style
de Fikellura). Ainsi, vases de Fikellura, de Naucratis, de Clazomènes,
bols ioniens, ces quatre groupes forment un ensemble difficilement
séparable, qui s'insère comme un bloc dans la koirté camiréenne.
En ce qui concerne la fabrique de Phocée, je suis obligée d'avouer
que je n'y crois pas du tout - du moins d'après les exemples
qui en ont été donnés. Il est tout naturel que l'on ait cru à
l'existence de cette fabrique en présence des tessons peu connus trouvés
à Phocée et à Marseille, colonies phocéennes. Mais comme
les mêmes tessons sont communs à Histria, où ils
s'intègrent parfaitement dans la masse des fragments ioniens,
cela reviendrait à dire que pour la plupart, les fragments
de la poterie ionienne d' Histria proviendraient de Phocée, ce qui
ne serait pas impossible, mais paraît parfaitement illogique (cf.
Appendice XVII).
En résumé, si Milet gagne un peu, Rhodes perd beaucoup. On
assiste à une sorte de migrâtion des origines vers l'Est. Rhodes,
à qui on a déjà retiré un des plus beaux fleurons de
sa couronne, le style de Fikellura, est en passe d'en perdre d'autres.
Car si Rhodes fait partie de la koiné camiréenne, cela ne veut pas
dire qu'elle en soit la tête. Nous avons vu que l'argile gris
bleu, à bords rouges, fine et bien travaillée, se trouve non
seulement à Rhodes, mais un peu partout. On a vu également
que le style géométrique de Rhodes a puisé aux mêmes sources
que le style géométrique de Milet et il est loin d'appartenir spécialement
à Rhodes. Ce n'est un secret pour personne que Rhodes est fortement
marquée par l'influence de l'Asie; mais elle ne l'est pas plus que
Milet, Clazomènes ou la ville inconnue d'où provient
le style de Naucratis. Au lieu de considérer Rhodes comme un lieu
de fabrication intense, je crois au contraire qu'au moment de la
grande puissance de Milet, elle a beaucoup importé. L'exemple du style
de Fikellura est là, que l'on a cru originaire de Rhodes parce
qu'il a été trouvé dans un cimetière, près de Camiros
[6]
, mais qui s'avère de plus en plus être
dans la proche dépendance de Milet. Elle a encore probablement importé
les coupes jaunes et brunes trouvées en grande quantité à Vroulia,
mais qui sont bien plus à leur place dans la grande catégorie
des vases à décor en bândes originaires de l'Ionie. Elle a
également perdu de sa primauté en ce qui concerne le style de Camiros
par le nombre des fabriques qui dans ce style sont originaires de
la Grèce d'Asie. Rhodes est de même tout à fait
en dehors du développement des styles de Fikellura, de Naucratis et
de Clazomènes. La part certaine et importante qu'elle a dans
le style de Camiros reste encore à déterminer avec précision.
Il me semble que pour serrer de plus près cette obscure
question des origines, il serait nécessaire d'établir une carte des
styles, complétée par une càrte des argiles. On y verrait que
l'aire de l'argile rose et grise - d'après les données fournies
par les exemplaires d'Histria - comprend Rhodes et approximativement
tout le territoire ionien. On y verrait également que l'Eolide est
la patrie de l'argilè purement grise. Mais ensuite règne
l'incertitude. D'où viennent les argiles blanches, l'argile
rose pur ? Les pottiers lydiens utilisent également une argile rose
(Hogarth, Pottery o f Asia Minor, dans CVA, Classification
7, p. 5). Nous sommes loin d'avoir résolu tous les problèmes.
* * *
Qu'on me permette une dernière remarque. Les fragments
céramiques étant les témoins les plus anciens qui nous restent de
la vie de la cité, sont par là même les seuls capables
de nous renseigner sur la date de fondation de la ville. Ils nous
donnent lieu, comme on la vu, de constater que dans les 30 dernières
années du VIIe siècle (date des grandes amphores à engobe
blanc, des bols à oiseaux, des vases couronnes) la ville avait
déjà des temples assez renommés pour qu'on y apportât de belles
offrandes. Cela signifie qu'en 650 la ville était déjà développée.
Or il se trouve que les seuls renseignements que nous possédions,
placent la fondation de la ville vers 656 avant notre ère
[7]
Cette date est évidemment symbolique. Elle indique peutêtre le passage de l'état de comptoir à celui de ville. L'apparition des premiers marins de Milet et de leur chef inconnu sur l'ilôt est pl s anclenne et doit avoir eu lieu dans la première moitié du VIIe siècle. [1] Les motifs réunis par Price, Pottery of Naucratis, pl. XI, en donnent une idée suffisante. [2] Ouvr. cité, p. 218. [3] Comparer, à cet égard, la planche en couleurs n° 16 de Price, ouvn. cité, à la planche 33 de E. Pfuhl, Mal. u. Zeichn., III, et on verra quels rapports étroit.s unissent ces deux styles. [4] Price, Pottery oj Naucratis, p. 218. [5] Cf. Appendice XVI. [6] Price, East Greek Pottery, p. 19. [7] Eusèbe. Chron., sous l'olymp. 31, 1. - Cf. Scymnos. v. 767 – 772. |